Dans un entretien avec Housni Zbaghdi, Abdennasser Naji analyse les enjeux actuels de la profession enseignante au Maroc et souligne l’importance d’une autonomie pédagogique encadrée. Il estime que la combinaison entre accompagnement institutionnel, évaluation constructive et leadership distribué constitue la voie d’un progrès durable.
Monsieur Abdennasser Naji est expert en éducation, Président du Think Tank AMAQUEN et membre du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique.
1. Préparer les élèves à la vie : une conception du “vivre”
H.Z : L’école doit préparer les élèves à la vie. Quelle conception du “vivre” guide cette vision ?
L’école présuppose une idée de ce que signifie “vivre”, idée qui doit être fondée sur une réflexion philosophique. John Dewey affirmait que « l’éducation est la vie elle-même ». Cependant, vivre aujourd’hui signifie affronter complexité et incertitude, comme le rappelle Edgar Morin.
Deux visions complémentaires structurent la notion de “vivre demain” :
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Vision utilitaire
Apprendre continuellement, comprendre la complexité, transformer le monde, développer ses capabilités et bâtir un projet autonome et responsable. -
Vision humaniste
Rechercher l’harmonie, perfectionner son intellect et son éthique, agir avec compassion et justice, contribuer à la communauté humaine.
Cette conception exige une école qui forme des individus harmonieux, solidaires, responsables et ancrés dans des valeurs humaines universelles.
2. Former des enseignants capables de penser par eux-mêmes
H.Z : Comment former des maîtres capables de penser par eux-mêmes et non de suivre mécaniquement les directives ?
Les systèmes performants, comme le montrent les travaux de Michael Fullan, sont ceux qui font confiance à l’intelligence professionnelle des enseignants. La taylorisation augmente l’efficacité à court terme, mais détruit autonomie, motivation et créativité.
Pour renforcer la performance réelle, il faut :
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une autonomie encadrée par des standards flexibles ;
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une évaluation formative valorisant l’innovation ;
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un développement professionnel continu (formation, mentorat, communautés de pratique) ;
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une adaptation constante au contexte local.
L’enseignant performant est celui qui pense, innove, adapte et s’engage.
3. Liberté pédagogique et cohérence du système
H.Z : Jusqu’où un enseignant peut-il être libre sans nuire à la cohérence du système ? Quand l’uniformité devient-elle une prison ?
La liberté pédagogique est encadrée par le curriculum national. L’enseignant peut choisir ses méthodes tant que les standards sont respectés.
L’uniformité devient une prison lorsqu’elle :
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impose les moyens au lieu des objectifs ;
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est motivée par la méfiance ;
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empêche l’adaptation aux réalités du terrain.
Ses effets :
mécanisation du métier, perte de motivation, appauvrissement de l’apprentissage, et réduction de l’école à une fabrique d’examens.
La liberté devient dangereuse lorsqu’elle :
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n’est pas appuyée par une formation solide ;
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s’exerce sans coordination ;
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ignore les orientations nationales.
Paolo Freire rappelle que la liberté doit être accompagnée de responsabilité. L’École vivante d’Ait Bouguemez en est un exemple concret.
4. Repenser l’évaluation pour encourager la créativité
H.Z : Peut-on espérer une liberté pédagogique si l’évaluation reste centrée sur la conformité ?
La liberté pédagogique découle d’un système d’évaluation qui la reconnaît. Une évaluation centrée sur la conformité entraîne la mécanisation du métier.
Repenser les indicateurs signifie valoriser :
l’innovation, la réflexivité, l’adaptation, et l’impact sur les élèves.
Si le curriculum développe pensée critique, créativité et coopération, la conformité devient un socle permettant l’innovation.
5. Restaurer la confiance dans le pilotage éducatif
H.Z : Quelles conditions institutionnelles pour rétablir la confiance entre enseignants et hiérarchie ?
Un pilotage fondé sur le contrôle engendre méfiance. La liberté réelle nécessite :
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reconnaissance professionnelle ;
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autonomie encadrée ;
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soutien et valorisation de l’innovation.
Mesures concrètes :
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indicateurs centrés sur les processus ;
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auto-évaluation et évaluation par les pairs ;
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co-observation et visites croisées ;
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implication des enseignants dans la définition des indicateurs ;
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formation des chefs d’établissement au leadership distribué.
6. Place de la dimension spirituelle et symbolique
H.Z : Quelle place accorder à la dimension spirituelle sans confusion avec le religieux ?
L’école participe à la formation morale, identitaire et sociale. La dimension spirituelle est indispensable pour l’équilibre, la résilience et la capacité de dialogue.
Elle doit renforcer :
le sens, la cohésion, la citoyenneté, et offrir des repères nationaux et universels.
Dans une société où une religion domine symboliquement, l’école peut l’intégrer comme support moral et civique, sans dérive doctrinale.
7. L’école de 2030 : une vision philosophique
H.Z : Si l’école de 2030 devait être une phrase, laquelle serait-elle ? Et que doit-elle éviter d’oublier ?
« L’école de 2030 doit armer les consciences avant que les algorithmes ne désarment l’humanité. »
L’école ne doit pas devenir un instrument docile des logiques techno-économiques mais un lieu où les futurs citoyens acquièrent les outils pour transformer le monde. Car seul le pouvoir de l’éducation peut empêcher la perte de l’humanité.



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