Le mot « épreuve » demeure indissociable de l’écriture du roman historique, car celle-ci se construit toujours dans des espaces soumis à diverses formes de censure — sociale, religieuse, politique et même mémorielle. C’est aussi l’un des genres littéraires les plus susceptibles d’exposer son auteur à des attaques, car, malgré son ancrage dans les faits passés, le roman historique reste un art fictionnel qui offre à l’écrivain une grande liberté dans le traitement et la recomposition de la matière historique selon une vision exclusivement romanesque.

Lors d’une rencontre littéraire que j’ai animée au Salon international du livre d’Alger 2025, intitulée « L’épreuve de l’écriture du roman historique », j’ai soulevé de nombreuses problématiques qui ressurgissent à chaque nouveau texte et à chaque personnage historique que l’on extrait de la rigidité des archives pour l’introduire dans l’espace ouvert du roman. L’épreuve principale réside dans les références et les filiations historiques, souvent entourées de familles désireuses de préserver l’image qu’elles ont façonnée de leur « héros ». C’est une difficulté à laquelle j’ai été personnellement confronté en écrivant sur l’Émir Abdelkader. Certaines constantes liées à sa famille, à sa vie ou à ses exploits ne m’intéressaient pas autant que ses composantes humaines, psychologiques et mêmes historiques, qui ouvrent la porte à la fiction.

C’est pourquoi le premier défi pour le romancier qui s’aventure dans l’histoire est de maîtriser les contours de ses personnages historiques et de s’en approcher en profondeur, au-delà des apparences, tout en endossant provisoirement le rôle de l’historien pour comprendre les contextes et les mutations. Mais il ne doit jamais oublier qu’il écrit un roman, non une chronique scientifique. Le personnage historique en fiction est une véritable énigme, car il place l’auteur face à une réalité matérielle difficile à dépasser et provoque souvent des heurts familiaux ou politiques où l’écrivain est accusé de trahir « la vérité ». À ce propos, me revient l’exemple de l’écrivain français Patrick Rambaud, auteur d’une trilogie sur NapoléonIl neigeait, La Bataille, L’Absent — où il crée une figure littéraire parallèle à l’originale, inspirée du réel sans lui être soumise.

Dans le monde arabe, nous sommes encore loin de cette liberté. Le référent historique y exerce une autorité presque absolue ; tout écart est perçu comme une trahison littéraire et historique. Le romancier arabe se retrouve donc contraint de concilier rigueur historique et espace fictionnel, sans prétendre réécrire l’histoire, mais en cherchant plutôt à insuffler la vie à ce qui est figé par l’imaginaire. Car un roman sans fiction est un texte sans âme.

Reste alors la question essentielle : comment l’écrivain transforme-t-il un personnage historique en une entité littéraire palpable ? La réponse réside dans sa capacité à fusionner vérité et imagination afin de produire une « vérité littéraire ». Le danger majeur est de se retrouver prisonnier de la reproduction pure du passé, au risque d’annuler l’œuvre ou de tomber dans la répétition, voire dans la censure ou la poursuite judiciaire.

J’ai moi-même fait l’expérience de ce terrain sensible en travaillant sur une œuvre consacrée à l’Émir Abdelkader, figure sacrée de la résistance algérienne. Les réactions furent virulentes, notamment de la part de sa petite-fille, la princesse Bedia, qui rejeta de nombreux faits pourtant établis : sa dimension soufie, son implication dans l’édition des écrits d’Ibn Arabi, sa rencontre avec Napoléon III qui fut à l’origine de sa libération après la visite secrète à Amboise, ou encore son conflit avec la confrérie tidjanie qui mena au siège sévère d’Aïn Madhi. Ce sont des faits historiques indéniables qu’on ne peut effacer. Ma réponse fut claire : « Madame, vous avez votre émir familial, et j’ai le mien, celui qui aime la vie. »

C’est ainsi que naît la notion d’« épreuve ». Une expérience éprouvante et exigeante, mais qui constitue l’essence même de l’écriture du roman historique.