L’Algérie évolue depuis des décennies dans un système politique et social complexe. Vue de l’extérieur, elle apparaît comme un pays riche en ressources naturelles, doté d’une jeunesse dynamique et d’un marché intérieur important. Mais en profondeur, elle reste enfermée dans un mode de gouvernance qui refuse le changement et perpétue une situation de stagnation. Cette stagnation n’est pas un simple dysfonctionnement, mais le résultat d’une logique politique qui privilégie la préservation du système aux dépens de son développement.

En comparant l’Algérie à d’autres États postcoloniaux ayant connu une militarisation précoce du pouvoir, on comprend qu’elle appartient à une catégorie où la fonction de l’État devient essentiellement défensive. Il ne s’agit pas de gouverner, d’anticiper ou de produire, mais d’empêcher l’émergence d’espaces autonomes susceptibles de remettre en question l’équilibre du pouvoir. Ainsi, les institutions n’ont jamais été pleinement construites et l’État continue d’être un terrain de rapports de force dominé par une élite qui cherche avant tout à se maintenir.

Ce système repose sur une centralisation rigide où les décisions convergent vers un centre opaque, sans véritable médiation institutionnelle. Cette centralité est aussi culturelle. Le pouvoir est perçu comme un domaine exclusif, un privilège à préserver. L’État n’est pas conçu comme un service partagé, mais comme un espace réservé où l’autorité s’exerce de façon exclusive.

Autour du centre gravitent des mécanismes de contrôle social informels présents dans l’administration, les entreprises publiques et les organisations locales. Ils n’opèrent pas par répression directe, mais par surveillance, lenteur administrative, insinuations et blocages. Cette dynamique a créé une culture généralisée de méfiance et d’autocensure, transformant la société en une multitude d’individus isolés.

Le pouvoir utilise la division du tissu social comme technique de gestion. Jeunes, fonctionnaires, entrepreneurs, retraités ou diaspora, tous évoluent séparément, sans relais politiques ni structures de concertation. Cette fragmentation n’est pas accidentelle, elle empêche la formation d’un corps social organisé capable de peser sur la scène publique.

Les dysfonctionnements économiques en Algérie ne relèvent pas seulement de mauvaises décisions. Ils font partie d’une stratégie qui vise à limiter la naissance d’acteurs économiques indépendants. Lorsque la richesse provient de la rente des hydrocarbures, l’État n’a pas besoin de la participation de la société à la production. Celle-ci devient périphérique, cantonnée au rôle de consommatrice, non de partenaire.

L’exemple le plus frappant de cette logique est l’importation annuelle d’environ 1,5 million de pneus. Malgré la disponibilité de matières premières, d’un marché interne important et de toutes les conditions nécessaires à la création d’une industrie locale, rien n’est mis en place. Pourtant, la fabrication de pneus est une industrie maîtrisée depuis un siècle. Mais une telle filière créerait des ingénieurs, des PME, des syndicats, des réseaux professionnels. Autant d’acteurs autonomes dont le pouvoir ne souhaite pas gérer les implications.

L’importation devient ainsi un choix politique plutôt qu’économique. Et ce phénomène se répète dans plusieurs secteurs: produits alimentaires malgré des terres cultivables immenses, médicaments malgré les capacités scientifiques, dérivés pétroliers malgré la production d’hydrocarbures. Le but est d’éviter l’apparition de forces productives qui exigeraient transparence et régulation.

À l’intérieur de l’État, fonctionnent des mécanismes informels chargés de neutraliser les initiatives de réforme. Ce ne sont pas des institutions, mais des pratiques administratives qui étouffent les projets par la lenteur, la contradiction ou l’enlisement bureaucratique. L’innovation n’est pas interdite, elle est absorbée et vidée de son sens.

Le système considère la participation politique non comme un droit, mais comme un risque. La pluralité et le débat représentent une menace pour une structure centrée sur le contrôle. Le citoyen devient spectateur plutôt qu’acteur, indépendamment du discours officiel encourageant la participation.

Toute tentative de réforme est transformée en outil de consolidation du contrôle. Les ouvertures deviennent des fermetures déguisées, les réformes des ajustements de discours. La scène politique semble bouger, mais la structure ne change jamais.

Tant que la structure du pouvoir restera inchangée, l’Algérie demeurera un pays importateur de pneus, exportateur de compétences, affaibli industriellement et fragmenté socialement. La sortie de cette impasse exige une transformation profonde du rôle de l’État, passant d’un modèle de surveillance à un modèle d’organisation et de participation.

Sans cette mutation, le pays continuera de progresser en apparence, mais de reculer dans les faits.

Khaled Boulaziz (lanation.net)