Lettre ouverte

Monsieur le Président de la République algérienne démocratique et populaire,

Je vous écris en citoyenne algérienne mais aussi en fille d’une histoire nationale qui s’est constituée autour d’un mot superbe et exigeant : l’autodétermination. Ce mot a légitimé notre guerre d’indépendance, nos morts, notre diplomatie non-alignée sur les forces de l’Empire, notre place naguère prestigieuse à l’ONU, notre rôle moteur en Afrique. Il ne peut donc pas devenir, un demi-siècle plus tard, le prétexte d’une impasse régionale qui enferme autant les Sahraouis dans les camps de Tindouf que les peuples d’Algérie et du Maroc dans les basses politiques de l’inimitié.

De quelques faits qui ne font pas l’Histoire

Le 16 octobre 1975, la Cour internationale de justice reconnaît bien l’existence de liens d’allégeance entre certaines tribus du Sahara et le sultan du Maroc, mais elle ajoute aussitôt que ces liens « ne sauraient faire obstacle à l’application du principe d’autodétermination par l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire”.

Le 6 novembre 1975, la Marche verte amène quelque 350 000 Marocains vers l’ancien « Sahara espagnol”.

Le 14 novembre 1975, l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie signent les accords de Madrid pour organiser son retrait. L’Algérie les conteste et considère qu’ils sont juridiquement faibles parce qu’ils ne consacrent pas clairement la consultation des Sahraouis.

Le 27 février 1976, le Front Polisario proclame la RASD à Bir Lahlou ; l’Algérie l’accueille et la porte dans les forums internationaux. De 1975 à 1991, une guerre dure oppose le Polisario, soutenu par l’Algérie, au Maroc (et à la Mauritanie jusqu’en 1979), jusqu’au cessez-le-feu et à la création de la MINURSO en 1991, avec en perspective un référendum qui n’a jamais pu être tenu parce que les parties n’ont pas pu s’entendre sur le corps électoral.

Pendant ce temps, notre pays porte, presque seul, l’une des plus longues situations de réfugiés au monde : environ 173 000 personnes réparties dans cinq à six camps autour de Tindouf, pour lesquelles le HCR et l’UNICEF chiffrent les besoins humanitaires à plus de 100 millions de dollars pour 2025.

Notre récit national est bâti sur une perte sèche

Depuis 1975, notre diplomatie présente le dossier comme si l’Algérie n’était qu’un « pays voisin et observateur ». La réalité est connue de tous : sans le territoire algérien, sans notre appareil militaire et diplomatique, le Polisario n’aurait jamais pu durer jusqu’en 2025. C’est d’ailleurs ce que comprennent les rapports onusiens et les analyses indépendantes qui reconnaissent que la bonne configuration des négociations se joue entre l’Algérie et le Maroc, parce que c’est là que se trouve la clé politique.

De ce soutien au Polisario, nous ne tirons plus que des coûts enregistrés à perte. D’abord un coût financier et humanitaire : une prise en charge colossale de dizaines de milliers de réfugiés depuis cinquante ans dans une zone désertique.

Un coût régional : frontière fermée depuis 1994 avec le Maroc, perte estimée de 2 % de croissance annuelle pour les deux économies, mort clinique de l’Union du Maghreb arabe.

Un coût diplomatique : rupture des relations avec Rabat en août 2021 qui nous enferme dans une logique de réactions. Un coût d’image : perception d’un jusqu’au-boutisme algérien alors même que l’ONU s’oriente vers une solution d’autonomie sous souveraineté marocaine.

Une politique étrangère révolutionnaire est admirable quand elle sert les peuples. Elle devient venimeuse et mortelle quand elle fige des vies entières dans les mirages du provisoire et les fantasmes électoraux sans corps électoral.

Repenser l’autodétermination : de la revendication à la capacité

Philosophiquement parlant, l’autodétermination n’est pas un rituel référendaire unique ; c’est la capacité durable d’un peuple à décider de son mode de vie, à faire entendre sa voix et à participer à la répartition de ses ressources. Si nous restons prisonniers du seul modèle « référendum avec option indépendance », alors que le recensement du corps électoral est bloqué depuis trois décennies, nous transformons un principe libérateur en principe de captivité.

La résolution 2797 de 2025, comme plusieurs avant elle, ne renonce pas au droit des Sahraouis à l’autodétermination, mais elle dit clairement que l’autonomie élargie proposée par le Maroc en 2007 est une base réaliste et crédible de négociation. Pour le dire autrement: la communauté internationale fait évoluer, non pas l’esprit de l’autodétermination, mais la compréhension de ses modalités concrètes d’opérationnalisation dans ce dossier.

Nous pourrions, nous Algériens, faire entendre une voix plus subtile : exiger que cette autonomie politique obtienne des garanties internationales opposables et exécutoires, que les Sahraouis aient leur parlement régional élu, bénéficient de l’articulation de leur justice locale, jouissent d’une gestion autonome et décentralisée des revenus escomptés du phosphate et de la pêche, et qu’un mécanisme de consultation périodique vienne vérifier que la volonté de la population n’a pas été confisquée. C’est cela l’application réelle, concrète et continue du principe d’autodétermination

Nommer les réalités

La quasi-totalité du territoire dit « Sahara occidental » est administrée par le Maroc, qui y a investi routes, ports, aéroports, énergies renouvelables, villes nouvelles, festivals culturels fédérateurs, depuis 1975. C’est la réalité du terrain.

Les Sahraouis, 173 000 âmes, vivent encore dans nos camps, dans un désert hostile, avec des températures parfois supérieures à 50 °C, dans la dépendance à “l’aide internationale”. On ne peut décemment pas appeler cela « autodétermination », ni même une vie. C’est la réalité humaine.

Chaque année de blocage affaiblit le Maghreb, empêche l’intégration énergétique et logistique, et laisse le Sahel s’enliser dans les velléités locales de contrôle forcené des populations et des ressources. Nous gaspillons notre énergie vitale sur une ligne de sable. Ceux que je nomme personnellement « les trafiquants de nos blessures sacrées », les forces résiduelles de l’Empire et ses fantassins génocidaires se réjouissent de ce gaspillage. Prédateurs de tous les africains et les africaines, ils ne vivent que de nos divisions. C’est la réalité stratégique.

La Realpolitik 5.0, les avions virtuels d’un mâle orange balançant des étrons sur son propre peuple, l’appétit insatiable de conquête de territoires habités, le jeu pestilentiel des alliances avec Israël, rien de tout cela ne doit égarer votre esprit de Président souverain. Nous sommes les gens du Livre. Nous agissons sans peur et sans intimidation et nous remettons notre Destin à Dieu, et à Lui Seul. De la foi prophétique en notre Destin dont nous entretenait Al-Mutanabbî au Tawaqqul expliqué par Al-Ghazâlî,, nous sommes équipés pour écrire Notre Histoire, sans qu’une main étrangère ne sache bloquer notre graphème, sans que l’odeur pestilentiel du père, dont parlait Mudimbe, n’altère notre goût (Dawq) du Vrai (El Haqq).  C’est notre réalité spirituelle commune.

Monsieur le Président,

Cette lettre ouverte est une supplication solennelle pour vous demander :

  1. d’annoncer l’acceptation de principe d’un dialogue direct, public et sans conditions préalables avec le Royaume chérifien du Maroc, limité à la question du Sahara et de la réouverture graduelle des frontières ;
  2. de redéfinir la position algérienne en remplaçant l’exigence d’un référendum impossible par l’exigence de garanties internationales fortes pour les Sahraouis dans un cadre d’autonomie ;
  3. de proposer, au sein de l’Union Africaine, une mission conjointe Algérie–Maroc–Mauritanie–ONU chargée de superviser le retour volontaire et sécurisé des réfugiés des camps de Tindouf vers les provinces du Sud, avec indemnisation et droit au maintien en Algérie pour celles et ceux qui le souhaitent ;
  4. d’ouvrir, enfin, la perspective d’un “Pacte maghrébin de 2030” qui tournerait les pages sombres de 1975 et de 1994.

Le Kairos et le pourquoi du maintenant

Parce qu’après la résolution 2797, chaque année qui passe rendra plus difficile un revirement algérien, et parce que nos propres concitoyens voient bien que la fermeture de 1 400 km de frontière depuis 1994 n’est pas défendable. Parce que garder plus de 170 000 personnes dans une zone de non-droit humanitaire alors qu’une solution politique est en vue n’est pas conforme à notre éthique de la liberté, notre éthique de peuple qui a souffert lourdement et qui souffre encore du phénomène colonial. Parce qu’en 2025, l’Algérie a besoin de partenaires régionaux solides et prospères pour affronter la transition énergétique, la pression migratoire et les bouillonnements extrémistes du Sahel ; pas d’une querelle héritée de la fin du franquisme.

Monsieur le Président,

Je suis la fille de Salah Zbaghdi, un homme condamné à l’âge de 19 ans à la peine capitale par un ‘tribunal militaire spécial’ français, présidé par le général Trochu. Mineur, Salah Zbaghdi distribuait des tracts avec ardeur pour la libération de l’Algérie. Voilà son crime, celui qui lui a valu de comparaitre sans traducteur et seul face à un tribunal militaire. Nous sommes alors en 1942. Grâce à une lettre ouverte de son père au général De Gaulle, sa peine a été commuée à la perpétuité. Il fera finalement 11 ans de prison à Kenitra, écrou numéro 5209, il est ensuite transféré à la prison d’Ali Moumène sous le numéro 1888.  Le chiffre ONZE a un goût spécifique dans ma mémoire. Dans les philosophies mystiques, le chiffre onze renvoie aux seuils de passage vers des réalités nouvelles.

Sans arme, humble citoyenne d’Algérie, je vous prie de recevoir Monsieur le Président, l’expression de mon plus profond respect et de ma foi inébranlable en votre décision politique souveraine.

Vive la République algérienne démocratique et populaire!

Vive l’Algérie!

Vive le peuple des hommes et des femmes Libres!

 

وَعَلَيْكُمُ السَّلَامُ وَرَحْمَةُ الله

Housni Zbaghdi, philosophe praticienne. Directrice de La Maison de la Philosophe/Maroc