Par : Abderrahmane Fares
La décision des États-Unis, le 25 juillet 2025, de désigner officiellement le Cartel de los Soles, dirigé par le Président Vénézuelien Nicolás Maduro, son ministre de la défense Vladimir Padrino, et des hauts responsables de son régime, comme organisation terroriste mondiale (Specially Designated Global Terrorist), marque une escalade majeure dans la stratégie américaine à l’égard du pouvoir vénézuélien. En assimilant ce réseau criminel d’État à une entité terroriste comparable à Al-Qaïda ou au Hezbollah, Washington ne considère plus Maduro comme un simple autocrate ou narcotrafiquant, mais comme le chef d’un appareil militaro-judiciaire ayant fourni un soutien matériel à des groupes terroristes tels que Tren de Aragua et le cartel de Sinaloa. Cette requalification permet aux États-Unis d’activer un arsenal juridique élargi, incluant des sanctions secondaires contre toute institution financière ou entreprise étrangère entretenant des liens avec le régime. Elle consacre aussi la rupture totale avec l’illusion d’un dialogue démocratique, plaçant le Venezuela dans le champ des menaces transnationales à la sécurité américaine.
Cette escalade, qui contraste avec le 10 janvier 2025, date à laquelle Washington s’était limité à rehausser la récompense pour l’arrestation de Nicolás Maduro à 25 millions de dollars dans le cadre de poursuites pour narco-terrorisme, traduit un changement de nature dans la qualification du régime vénézuélien : d’un État autoritaire impliqué dans le trafic de drogue à une structure étatique assimilée à un acteur terroriste transnational. Là où la première démarche relevait encore du champ pénal classique et visait des individus précis, la seconde engage l’ensemble de l’appareil d’État et l’inscrit dans le périmètre des menaces systémiques. En ciblant le Cartel de los Soles en tant qu’entité, les États-Unis delégitiment l’ensemble des institutions contrôlées par Maduro, du commandement militaire aux instances judiciaires, ouvrant la voie à des mesures extraterritoriales plus dures, notamment à l’encontre des alliés commerciaux et bancaires du Venezuela.
Si l’attention se concentre officiellement sur le Cartel de los Soles, des sources nous confirment que le commandement militaire dirigé par Saïd Chengriha suit la situation avec une inquiétude croissante. Et pour cause, Chengriha a bel et bien conscience des risques.
Pour que l’opinion publique le comprenne, revenons 3 ans en arrière. En Janvier 2022, une vidéo fuitée de Guermit Bounouira, ancien secrétaire militaire d’Ahmed Gaïd Salah, accuse frontalement le général Saïd Chengriha, d’être à la tête d’un vaste réseau de trafic transsaharien de cannabis marocain de plusieurs milliards de dollars. Ce réseau bénéficiait d’une couverture complète : neutralisation des dispositifs de surveillance aux frontières, canalisation logistique via des zones militaires, et verrouillage judiciaire pour garantir l’impunité. La ressemblance avec l’architecture du narco-État vénézuélien dirigé par Maduro est saisissante : militarisation de l’économie parallèle, hiérarchisation autoritaire du commandement, et instrumentalisation des institutions judiciaires à des fins de protection criminelle.
Guermit Bounouira cite nommément plusieurs hauts gradés, qui y sont désignés comme intermédiaires, facilitateurs ou exécutants directs d’une chaîne de corruption et de contrebande intégrée, qui fonctionnait déjà à plein régime entre 2018 et 2019, période où les premières enquêtes déclenchées par le défunt chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah mirent au jour la corruption au sommet de l’ANP.
Le trafic de cannabis en provenance du Maroc transitait par le sud-ouest algérien, notamment les régions de Tindouf et Béchar, avec la complicité active des commandements locaux. Pour garantir ce flux, les systèmes de surveillance militaire étaient délibérément désactivés, permettant aux convois de franchir les frontières et de circuler en toute sécurité à travers les 3e et 6e Régions militaires. Au retour, ces mêmes véhicules transportaient des armes libyennes, qui étaient ensuite enfouies dans le désert pour être « découvertes » dans le cadre de fausses opérations de lutte antiterroriste, servant à justifier des budgets sécuritaires exceptionnels et à renforcer le contrôle du régime.
- Colonel Yahia Ali Oulhadj : alors commandant de la Gendarmerie dans la 3ᵉ Région militaire (Béchar), il pilotait le franchissement terrestre du cannabis marocain. Sa mission allait jusqu’à l’extinction programmée des caméras frontalières et à la pose, par des sapeurs « détachés », de ponts de bottes de foin au-dessus du fossé frontalier de 7 m de large et de profondeur, permettant aux convois de passer en toute discrétion avant d’être guidés vers le Sahel. Il a aussi joué un rôle dans les flux financiers et les rétrocommissions.
- Colonel Fourabi : chef de la Sécurité militaire dans cette même région, il a reconnu avoir transmis, sur « instruction directe » de Saïd Chengriha, les positions exactes des patrouilles de la Gendarmerie et des unités de l’ANP afin que les passeurs évitent les barrages.
- Colonel Rabia : officier du secteur opérationnel de Béchar chargé de « sécuriser » le couloir sud ; il recevait les barons à leur retour de Libye, récupérait les lots d’armes bon marché (principalement des AK-47) qu’ils enterraient ensuite pour être « découverts » lors d’opérations antiterroristes mises en scène.
- Colonel Mahjoubi (Sécurité militaire, 2ᵉ RM d’Oran) : chargé des finances ; il collectait les rétrocommissions versées en liquide par les trafiquants et les faisait remonter, par valises diplomatiques ou porteurs, jusqu’au bureau même de Chengriha.
Le schéma financier rapporté par Bounouira est limpide : chaque fret, souvent supérieur à une tonne, rapportait plusieurs millions de dollars. Les barons, après s’être enrichis et devenus recherchés, se rendaient volontairement au colonel Rabia pour bénéficier de la loi de « réconciliation nationale ». Une fois blanchis, ils recevaient de Chengriha deux stations-service stratégiquement situées dans le Sahara ; ces relais servaient de lieux de comptage et de paiement des cargaisons suivantes. Les profits nets, estimés à plusieurs milliards de dollars, étaient partagés entre Chengriha, Mahjoubi, Oulhadj et le cercle restreint des officiers de la 3ᵉ et de la 6ᵉ Région. À chaque rotation, le général exigeait en outre que les passeurs rapportent de Libye des cargaisons d’armes légères, afin de simuler de fausses « prises » destinées à alimenter la propagande antiterroriste et à justifier de nouvelles rallonges budgétaires.
Ce réseau aurait permis à Rabat, via ces flux illicites, de dégager jusqu’à 25 milliards USD par an, une manne que Chengriha prélevait à la source sous forme de pourcentages fixes négociés convoi après convoi.
Dans sa vidéo, Bounouira affirme que le dossier de corruption visant Chengriha était complet et que son incarcération était initialement prévue pour septembre 2019, avant d’être reportée à après l’élection présidentielle de décembre 2019. Selon lui, Ahmed Gaïd Salah, bien qu’en possession de preuves accablantes, aurait retardé l’arrestation de Chengriha en raison du contexte électoral, une erreur stratégique majeure, toujours selon Bounouira. Ce délai aurait permis à Chengriha d’“organiser sa liquidation” et de se prendre le commandement militaire. Peu après le scrutin, Gaïd Salah meurt subitement ; Chengriha s’empare alors du pouvoir et entame une vaste purge au sein des institutions militaires et sécuritaires, éliminant ses rivaux.
Saïd Chengriha a ainsi méthodiquement verrouillé l’appareil judiciaire militaire pour garantir l’impunité des officiers impliqués dans le trafic transsaharien. Selon Guermit Bounouira, dès juillet 2019, alors que 31 colonels de la direction de la Sécurité de l’Armée et de la Gendarmerie nationale avaient été inculpés pour leur implication dans ces circuits par Ahmed Gaïd Salah, le général Saïd Chengriha aurait engagé un vaste processus d’étouffement judiciaire. Le commandant Nassib, aujourd’hui adjoint du procureur militaire de Blida et proche du fils de Chengriha, Chafik, aurait été chargé de faire pression sur les détenus afin qu’ils modifient leurs dépositions. Parallèlement, le colonel Bouguerra, procureur militaire de Blida, aurait reçu l’ordre direct de Chengriha de réentendre les 31 officiers inculpés dans le seul but de falsifier leurs aveux et d’invoquer un « non-lieu ». Tous furent remis en liberté, y compris des trafiquants-terroristes notoires comme Foulani et Lakhal Gharib, anciens détenus ayant profité du statut de « repentis ». Le colonel Rabia, emprisonné à l’époque, aurait quant à lui été contraint de se rétracter sous la menace d’un chantage judiciaire organisé à l’initiative de Chengriha. Ce dernier utilisait le réseau judiciaire militaire comme un levier pour effacer son propre passé criminel dans le trafic de drogue et d’armes en échange de commissions occultes. L’ensemble de la chaîne judiciaire, depuis le parquet militaire jusqu’à l’instruction, était instrumentalisée pour blanchir les proches du général tout en poursuivant arbitrairement les officiers issus des régions de l’Ouest, du Sud et de la Kabylie.
De son côté, Hichem Aboud a corroboré ces déclarations en les reliant à l’affaire dite « Escobar du Sahara » au Maroc, où plus de 200 tonnes de cannabis auraient traversé la frontière avec la participation de responsables marocains et d’éléments aux ordres de Saïd Chengriha.
Chengriha peut être désigné comme narco-terroriste par les États-Unis
De nombreuses zones d’ombre subsistent et appellent des réponses précises. Dans quelle devise les commissions versées à Saïd Chengriha étaient-elles perçues ? En dinars algériens, en dollars américains ou en euros ? A-t-il eu recours à des circuits de change parallèle pour convertir et transférer ces fonds hors du territoire ? Et surtout, dans quels pays ces capitaux ont-ils été déposés ou blanchis ? la Turquie, les Émirats arabes unis, le Qatar, la Suisse, voire la Chine ?
Un autre axe fondamental réside dans les similitudes frappantes entre le réseau de Chengriha et le modèle du Cartel de los Soles : militarisation du trafic, blanchiment à travers les institutions d’État, et soutien logistique à des groupes violents. La question est donc : ce réseau entretenait-il des liens opérationnels ou financiers avec des entités narco-terroristes actives en Amérique latine, en Afrique ou en Europe ? Des connexions avec le Tren de Aragua, le Hezbollah, ou les cartels mexicains de Sinaloa et Jalisco doivent être sérieusement envisagées. Par ailleurs, plusieurs officiers aujourd’hui exilés peuvent coopérer sous protection. Ils détiendraient des documents, des enregistrements, et des éléments financiers susceptibles de confirmer l’implication directe de Saïd Chengriha. Certains pourraient même localiser des caches d’armes. Enfin, il faudrait aussi rouvrir les dossiers d’enquête menés par le général Gaïd Salah avant sa mort, et de faire toute la lumière sur la disparition inexpliquée de ses enfants en Décembre 2023, une affaire qui pourrait être liée à la destruction de preuves orchestrée par Abdelkader Haddad sous les ordres de Saïd Chengriha.
Tous ces éléments convergent vers un objectif stratégique clair : la désignation de Saïd Chengriha et de son réseau, comprenant Yahia Ali Oulhadj, Fourabi, Rabia et le colonel Mahjoubi, comme narco-terroristes, inscrits sur la liste SDGT (Specially Designated Global Terrorist) du Département d’État américain. Une telle classification permettrait d’activer l’ensemble de l’arsenal juridique des États-Unis : gel des avoirs par l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), mandats d’arrêt internationaux, sanctions extraterritoriales étendues. La cible n’est désormais plus uniquement le Polisario, mais bien le chef d’un cartel narco-terroriste algérien, transnational et profondément enraciné dans les rouages de l’État algérien: Saïd Chengriha.
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