Le témoignage livré par Dahou Ould Kablia et publié par TSA Algérie constitue un document rare et précieux. À quatre-vingt-douze ans, l’ancien ministre et l’une des figures du MALG, le ministère de l’Armement et des Liaisons générales, dévoile un récit personnel et audacieux sur les coulisses secrètes de la Révolution algérienne.

Ould Kablia évoque Abdelhafid Boussouf comme un pilier logistique et stratégique de la lutte. Il regrette profondément la disparition d’Abane Ramdane, qu’il considère comme une perte immense, et décrit Abdelaziz Bouteflika comme un homme politique opportuniste. Malgré la richesse de ses souvenirs, son témoignage nécessite une lecture critique, car il mêle faits établis et jugements subjectifs, influencés parfois par le poids des années et les fidélités anciennes.

Pour lui, l’histoire n’est pas seulement un récit du passé mais aussi un miroir du présent. Pourtant, il évite d’aborder une question centrale sur l’avenir du pays. Comment une révolution menée par un peuple uni a-t-elle pu déboucher, trois décennies plus tard, sur une guerre civile destructrice?

La vieillesse entre sincérité du souvenir et risque de déformation

Ould Kablia fait partie des derniers témoins de la structure clandestine créée en 1958 sous la direction de Boussouf. Il en parle avec une précision remarquable, décrivant l’acheminement des armes depuis l’Égypte et la Tunisie, la sécurisation des frontières et la mise en place des fondations de la Sécurité militaire après l’indépendance. Il rappelle ensuite comment Boussouf fut écarté en 1962 par Ben Bella puis Boumédiène, et comment le MALG s’est transformé par la suite en appareil sécuritaire interne.

Cependant, la mémoire humaine n’est jamais infaillible. Les études en psychologie montrent que les souvenirs d’événements historiques et traumatiques se modifient au fil du temps. Ils se nourrissent des récits dominants, des regrets personnels ou du besoin de réhabiliter des acteurs oubliés. En tant que président de l’Association des anciens du MALG, Ould Kablia semble animé par la volonté de rendre justice à ses compagnons.

Son évocation de l’assassinat d’Abane Ramdane en 1957 reste toutefois brève. Il exprime un profond regret mais ne revient pas sur les principes pour lesquels Abane avait sacrifié sa vie. Ce dernier défendait en effet la primauté du politique sur le militaire, celle de l’intérieur sur l’extérieur et celle de la nation sur les appartenances étroites.

Ce silence est révélateur d’une fracture fondamentale qui marquera durablement l’Algérie après 1962. Pour une vision complète, il est indispensable de confronter cette mémoire à d’autres sources telles que les écrits d’Ahmed Aït Ahmed, les analyses de Mohammed Harbi ou les archives du GPRA.

Bouteflika entre pragmatisme troublé et héritage lourd

Pour Ould Kablia, Bouteflika est un homme habile et opportuniste. Ce jugement peut sembler cohérent au regard d’un parcours politique marqué par la proximité avec Boumédiène et les jeux de pouvoir internes. Aujourd’hui, des années après sa disparition, rares sont ceux qui défendent son bilan, mais celui-ci mérite une appréciation plus nuancée.

Sous sa présidence, les effusions de sang de la décennie noire ont cessé grâce à la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, ce qui a évité l’effondrement de l’État. Il a également rétabli l’équilibre économique après les crises des années quatre-vingt, et lancé de vastes programmes d’infrastructures dans l’éducation, la santé, le logement et les transports.

Malgré les dérives de son pouvoir, comme la corruption et la centralisation excessive, il apparaît moins dangereux que Mohamed Mediène, dit Toufik, qui dirigea le renseignement pendant près de vingt-cinq ans. Les rapports d’organisations internationales ont documenté des disparitions forcées, des tortures et des exécutions extrajudiciaires durant cette période.

Pourtant, Ould Kablia réduit Bouteflika à un simple portrait négatif, ce qui reflète sans doute un héritage de rivalités anciennes entre le MALG et les cercles du pouvoir profond.

Le MALG entre rôle essentiel et mythe organisationnel

Selon Ould Kablia, le MALG était la colonne vertébrale de la Révolution. Historiquement, il a effectivement joué un rôle fondamental dans les communications, l’armement, le renseignement et la protection des frontières. Mais la lutte n’était pas l’œuvre d’un seul appareil. Le FLN, l’ALN, les wilayas de l’intérieur, les réseaux urbains et les soutiens extérieurs formaient un ensemble complexe et complémentaire.

Plus encore, la population fut le véritable moteur de la Révolution. Des millions de civils ont contribué à protéger les combattants et à soutenir l’effort national, comme l’ont souligné des historiens tels que Mohammed Harbi et Benjamin Stora.

La critique de l’effacement du MALG après l’indépendance est légitime. Toutefois, en surévaluant son rôle, Ould Kablia risque de reproduire la même vision élitiste contre laquelle Abane Ramdane s’était élevé.

La mémoire du grand âge exige méthode et cohérence

Écrire à cet âge nécessite une organisation minutieuse pour préserver la valeur du témoignage. Une structuration claire, accompagnée d’une relecture par des historiens et d’un appareil critique, aurait évité les omissions et les jugements rapides. À cet égard, les Mémoires de Ferhat Abbas constituent un modèle de rigueur.

Du passé au présent et la question longtemps évitée

Le récit de Ould Kablia révèle une part essentielle de l’histoire algérienne, mais se montre incomplet car il ne relie pas réellement le passé aux défis actuels. Les crises successives qu’a vécues l’Algérie trouvent leurs racines dans les dérives de l’après-indépendance, où les élites ont souvent trahi les principes fondateurs de la Révolution: primauté du civil, souveraineté populaire et État institutionnel.

Les décennies suivantes ont été marquées par la lutte pour le pouvoir, l’étouffement politique, la montée de la corruption et le poids écrasant des appareils sécuritaires. Tout cela a ouvert la voie à la violence des années quatre-vingt-dix et aux impasses actuelles.

L’Algérie a aujourd’hui besoin d’une relecture libérée de l’héritage conflictuel du passé, et d’un retour aux idées portées par Abane et ses compagnons. Seule une réforme institutionnelle, une décentralisation effective, une justice équitable et une économie diversifiée peuvent redonner confiance à la jeunesse.

La vérité appartient au peuple et non à ceux qui ont gouverné dans l’ombre.

Article de Khaled Boulaziz publié sur lanation.net