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Par : Abderrahmane Fares

À l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire 2025-2026, Abdelmadjid Tebboune a prononcé, depuis le siège même de la Cour suprême, un long discours sur l’indépendance de la justice, la moralisation de la vie publique et la lutte contre la corruption.

Ironie cruelle : c’est dans cette même Cour, dix-huit ans plus tôt, que le même homme avait été entendu en qualité de “prévenu” (متهم) dans l’affaire Khalifa, pour des faits présumés de dilapidation de biens publics.

Aujourd’hui, il en préside la cérémonie d’ouverture, salué par les magistrats, sans qu’aucun d’entre eux ne s’interroge publiquement sur ce dossier jamais clos, ni sur les 10,7 milliards de dinars envolés dans la plus grande fraude financière de l’histoire algérienne.

RAPPEL DE L’IMPLICATION DE TEBBOUNE DANS LE DOSSIER KHALIFA

En 2007, les archives judiciaires consignaient noir sur blanc : Abdelmadjid Tebboune, alors ancien ministre de l’Habitat (2001-2002), fut entendu en qualité de “prévenu” (متهم) dans le dossier Khalifa, la plus vaste affaire de détournement de fonds publics de l’histoire du pays.

Il ne s’agissait pas d’une audition de témoin, mais bien d’une audition à caractère incriminant, conformément aux dispositions de l’article 573 du Code de procédure pénale, qui habilite la Cour suprême à instruire directement les faits reprochés aux anciens membres du gouvernement.

Photo d’Abdelmadjid Tebboune en compagnie de Rafik Khalifa publiée par Echorouk en Janvier 2007

Le document judiciaire consulté à la Cour suprême évoquait bien une audition à titre de mise en cause, dans le cadre d’une enquête ouverte pour “dilapidation de biens publics” et “complicité dans la gestion irrégulière des offices de promotion et de gestion immobilière (OPGI)”. Dix-huit ans plus tard, l’homme est président de la République Algérienne, sans qu’aucun juge, ni député, ni journaliste n’ait jamais demandé publiquement pourquoi le dossier Khalifa — celui des 10,7 milliards de dinars déposés dans la banque du « golden boy » — n’a jamais été purgé de son nom.

Les procès-verbaux d’audience du tribunal de Blida, publiés en 2007 par Echorouk et El Watan, dressent pourtant un constat limpide : les placements des OPGI dans El Khalifa Bank se sont multipliés sous le mandat de Tebboune. En 1999, trois offices y avaient transféré leurs fonds. En 2000, quinze. Entre 2001 et 2002 — précisément durant le passage de Tebboune au ministère de l’Habitat — quarante-deux offices y ont déposé leur argent, pour un montant total de 10,7 milliards de dinars. Le dossier d’instruction contient des témoignages contradictoires d’anciens directeurs d’OPGI affirmant avoir reçu des “orientations orales” de la tutelle pour “faire fructifier les avoirs”. En droit pénal administratif, une telle orientation, même verbale, suffit à caractériser une faute de gestion par influence hiérarchique.

L’audition de 2012, menée par la Cour suprême, et détaillée par El Watan a ravivé les soupçons et parlent d’inculpation : les juges d’instruction ont noté que Tebboune détenait une carte de paiement Khalifa (Mastercard) sans jamais avoir ouvert de compte dans cette banque — un fait qualifié de trace anormale d’avantage sans contrepartie. Les enquêteurs soupçonnaient alors l’ancien ministre d’avoir “contribué, par action ou abstention, au dépôt des fonds publics des OPGI dans une institution financière non agréée par le Trésor”.

Le dossier fut ensuite étouffé, classé sans suite politique, puis relégué dans les archives. Aucun démenti judiciaire n’a jamais été publié.

QUALIFICATION PRÉLIMINAIRE DES FAITS

Les faits reprochés concernaient la dilapidation présumée de deniers publics, notamment par dépôt illégal de fonds des OPGI dans les agences de la Khalifa Bank, établissement privé dirigé par Abdelmoumène Rafik Khalifa, ultérieurement condamné pour association de malfaiteurs, abus de confiance et faux en écriture bancaire.

L’audition de Tebboune portait donc sur des faits pouvant relever de :

  • Abus d’autorité et atteinte à la chose publique (l’article 119 du Code pénal)
  • Négligence coupable ayant facilité le détournement de fonds publics (l’article 121 bis)
  • Complicité passive (au sens de l’article 42 du même code).

DÉCLARATIONS PUBLIQUES DU MIS EN CAUSE TEBBOUNE

Lors de son audition publique au tribunal criminel de Blida, le 18 février 2007, M. Tebboune a nié toute instruction verbale ou écrite incitant les OPGI à placer leurs avoirs à Khalifa Bank.
Il a soutenu que : « Les offices sont autonomes dans leur gestion et n’ont pas besoin d’une instruction ministérielle pour placer leurs fonds. »

Cependant, les juges lui ont rappelé qu’entre 2001 et 2002, 42 OPGI (contre seulement 3 en 1999) avaient déposé leurs avoirs dans les agences Khalifa, pour un montant total de 10,7 milliards de dinars. Interrogé sur cette coïncidence temporelle, le ministre a répondu : « Je n’ai jamais donné d’ordre ni d’instruction. J’ai simplement encouragé les offices à investir dans la construction, non à placer leurs fonds. »

La nuance entre “investir” et “placer” constituait le cœur de sa ligne de défense.

ÉLÉMENTS MATÉRIELS SOULEVÉS PAR L’ENQUÊTE

Les magistrats instructeurs ont retenu plusieurs éléments justifiant l’audition en qualité de prévenu (متهم) de Tebboune:

  1. Le maintien des placements des OPGI sous sa tutelle, malgré l’alerte de plusieurs directions régionales.
  2. Témoignages contradictoires d’anciens directeurs d’OPGI affirmant avoir reçu des “orientations orales” de la tutelle pour “faire fructifier les avoirs”.
  3. La possession d’une carte bancaire Khalifa Bank (MasterCard), sans ouverture de compte déclaré, ce qui a soulevé une suspicion de gratification non déclarée.
  4. Une rencontre privée avec Abdelmoumène Khalifa, au cours de laquelle le ministre aurait remis 200 000 dinars en espèces pour obtenir ladite carte.
  5. L’absence de toute mesure de suspension des flux financiers vers Khalifa Bank alors que les alertes de la Banque d’Algérie sur les irrégularités s’accumulaient dès 2002.

Ces éléments figuraient dans le rapport d’enquête complémentaire de la Cour suprême daté de 2012, où Tebboune fut à nouveau “inculpé sans détention” pour complicité dans la dilapidation de biens publics.

Ce qui fait de ce dossier un précédent unique, c’est que le même individu :

  • Entendu comme prévenu en 2007,
  • Cité à nouveau comme inculpé sans détention en 2012,
  • S’est vu nommé Premier ministre en 2017,
  • Puis “placé” président de la République en 2019 par Ahmed Gaïd Salah, sans qu’aucune instance parlementaire, judiciaire ou médiatique n’ait jamais exigé la production du jugement de non-lieu.

Sur le plan du droit, trois hypothèses persistent. Soit:

  • Tebboune a été mis en cause sans fondement, et l’État aurait dû publier une décision de non-lieu ou d’irrecevabilité.
  • Soit l’enquête préliminaire a été interrompue sine die, en violation du Code de procédure pénale (articles 11 et 67 sur l’extinction des poursuites).
  • Soit, enfin, le dossier a été arbitrairement effacé, ce qui relèverait d’une obstruction judiciaire caractérisée.

Abdelmadjid Tebboune présidant l’ouverture de la nouvelle année judiciaire 2025-2026 au siège de la Cour suprême en Octobre 2025.

Dans les trois cas, la question demeure : comment un ancien mis en cause dans une affaire de détournement public de plusieurs milliards a-t-il pu, quinze ans plus tard, devenir le garant suprême de la Constitution ?

L’affaire Khalifa fut qualifiée de “scandale du siècle”, elle illustre ce que les juristes appellent “l’extinction politique de la responsabilité pénale” : un phénomène où la carrière efface la procédure. L’audition d’un ministre en qualité de prévenu dans une affaire de détournement de fonds publics n’a jamais donné lieu à jugement, ni à relaxe, ni à condamnation.

Elle a donné lieu à une présidence.

La question n’est donc plus : Tebboune est-il coupable ? Mais : comment un État peut-il ériger en chef d’État un homme dont le dossier judiciaire n’a jamais été clos ?