Khaled Boulaziz
L’Algérie se trouve aujourd’hui au cœur d’une contradiction majeure : un pays riche en ressources, doté d’une population jeune et d’un marché intérieur solide, mais prisonnier d’un système politique figé qui refuse l’ouverture et bloque toute dynamique de transformation. Cette stagnation n’est pas un accident administratif, mais un choix stratégique, conçu pour préserver l’architecture du pouvoir plutôt que pour développer l’État ou répondre aux besoins de la société.
Dans la perspective de la politique comparée, l’Algérie s’inscrit dans le modèle de plusieurs États postcoloniaux où la militarisation précoce du pouvoir a façonné un État défensif. Un État qui cherche moins à gouverner qu’à se protéger, moins à planifier qu’à contenir, moins à produire qu’à empêcher l’émergence d’acteurs sociaux autonomes. L’institutionnalisation y reste incomplète, remplacée par un centre décisionnel opaque, qui concentre les arbitrages et transforme le pouvoir en domaine réservé.
Autour de ce noyau central s’est développée une forme de police politique diffuse, présente dans les administrations, les entreprises publiques, les collectivités locales et les associations. Elle agit davantage par surveillance informelle, pression silencieuse et blocage administratif que par répression ouverte, instaurant une culture généralisée de prudence, de méfiance et d’autocensure.
Pour éviter la formation d’un bloc social cohérent, le pouvoir organise une fragmentation intentionnelle de la société : jeunes, fonctionnaires, retraités, entrepreneurs, diaspora. Des groupes isolés, dépourvus de relais politiques, et incapables de structurer des revendications collectives. Cette division méthodique empêche l’émergence de contre-pouvoirs et réduit la société à des stratégies individuelles de survie ou de départ.
Dans un système fondé sur la rente, l’industrialisation devient une menace. Elle produit des compétences, des réseaux, des syndicats, des structures professionnelles, bref, des acteurs capables de négocier et d’exiger des règles. La diversification économique n’est pas perçue comme un objectif, mais comme un risque politique majeur.
C’est ce qui explique l’absurdité structurelle d’un pays qui importe chaque année environ 1,5 million de pneus, alors qu’il dispose des matières premières, de la demande locale et du potentiel technique nécessaires pour créer une filière nationale. Une industrie du pneu signifierait ingénieurs, PME, syndicats, innovation, et donc des acteurs sociaux autonomes. Pour le pouvoir, cela représente un danger. Il préfère importer, même à coût élevé, plutôt que de laisser apparaître une force industrielle indépendante.
Cette logique se retrouve dans de nombreux secteurs : agriculture, médicaments, dérivés pétroliers. Autant de domaines où le pays pourrait produire, mais reste dépendant de l’importation pour maintenir la société en position périphérique.
Les rares projets de réforme sont absorbés par des mécanismes internes de neutralisation : lenteur bureaucratique, procédures contradictoires, dilution administrative. Le système n’a pas besoin de s’opposer frontalement ; il étouffe les initiatives jusqu’à leur disparition discrète.
Ce modèle repose sur une philosophie du pouvoir purement défensive. Un pouvoir qui empêche au lieu de créer, qui se replie au lieu de projeter, qui filtre au lieu de construire. La participation citoyenne y est perçue comme un risque, jamais comme un droit. Le citoyen idéal est passif, silencieux, spectateur.
Dans ces conditions, croire à une réforme graduelle relève de l’illusion. Un système bâti pour neutraliser le changement ne peut se transformer depuis l’intérieur. Les ouvertures affichées ne sont que des fermetures recyclées.
Ainsi, l’Algérie demeure enfermée dans un cercle où elle importe ce qu’elle peut produire, exporte ses talents, affaiblit sa capacité industrielle, fragmente sa société et avance tout en reculant.
La sortie de cette impasse nécessite une transformation profonde : passer d’un État qui surveille à un État qui organise, d’un pouvoir qui craint son peuple à un pouvoir qui s’appuie sur lui, d’un modèle rentier à un modèle productif, d’une citoyenneté passive à une participation réelle. La souveraineté véritable naît de la production, de la confiance et de l’inclusion.
Sans cette mutation, tout demeure décoratif. Et le pays continue de tourner en rond.



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