Christophe Gleizes emprisonné : pour avoir enquêté sur la mort d’Ebossé ?

Officiellement, le journaliste français Christophe Gleizes a été condamné fin juin 2025 à sept ans de prison ferme par le tribunal de Tizi Ouzou, en Algérie, pour « apologie du terrorisme » et « possession de publications dans un but de propagande nuisant à l’intérêt national ». Son arrestation, survenue en mai 2024, repose sur des échanges avec Aksel Bellabaci, figure du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), organisation classée terroriste par Alger depuis 2021 — mais qui ne l’est ni par l’Union européenne, ni par les États-Unis..
Mais derrière ce motif officiel, une autre lecture s’impose avec insistance. De nombreuses sources indiquent que Christophe Gleizes, journaliste pour So Foot et Society, paierait en réalité le prix d’une enquête trop dérangeante. Celle d’un drame unique dans l’histoire du football mondial : la mort suspecte du joueur de la JSK et footballeur camerounais Albert Ebossé, survenue dix ans plus tôt, dans cette même ville de Tizi Ouzou — une affaire longtemps étouffée, mais dont les derniers éléments pointent de plus en plus clairement vers une exécution préméditée, orchestrée par les services de contre-espionnage algériens.
Retour sur un drame orchestré
Le 23 août 2014, à l’issue d’un match disputé par la JS Kabylie, l’attaquant camerounais Albert Ebossé s’effondre à l’entrée du tunnel menant aux vestiaires. Il est déclaré mort peu après. Les autorités algériennes et les médias avancent tour à tour plusieurs explications : une pierre, un malaise, une glissade, un arrêt cardiaque, puis finalement un éclat d’ardoise. La version officielle, stabilisée dans les jours suivants, évoque un jet de projectile — un « objet contondant et tranchant » — lancé depuis les tribunes par des supporters en colère.
Mais cette thèse ne convainc pas la famille du joueur, qui exige une contre-autopsie au Cameroun. Les résultats, rendus publics en décembre 2014, sont accablants : fracture de la base du crâne, dislocation des premières vertèbres cervicales, luxation de l’épaule gauche, fracture de la clavicule. Des lésions d’une rare violence, jugées incompatibles avec un simple jet de pierre – Albert Ebossé a, littéralement, été décapité sur place. Selon les experts camerounais, elles témoignent d’une agression à très courte distance, d’une lutte, de coups portés avec force et précision — probablement dans le tunnel ou les vestiaires. À ce stade, l’hypothèse évoquée est celle d’un passage à tabac par des supporters furieux — un dérapage collectif, grave, un drame embarrassant que les autorités auraient tenté de maquiller pour éviter un scandale national, préserver l’image du football algérien et désamorcer les tensions diplomatiques avec le Cameroun. Mais nous sommes encore loin d’une affaire d’État.
Dès 2015, aux côtés de la BBC, de The Guardian et d’Al Jazeera, Christophe Gleizes est l’un des premiers journalistes à porter cette contre-enquête sur la scène internationale. Dans les colonnes de So Foot, il relaie le témoignage du père d’Ebossé, André Bodjongo, et soulève l’hypothèse d’un assassinat orchestré. Depuis, il n’a cessé de documenter l’affaire, entre séjours au Cameroun et enquêtes de terrain. En mai 2024, c’est pour couvrir la commémoration des dix ans de la mort d’Ebossé qu’il se rend une nouvelle fois en Algérie. Il ne repartira pas.
Une enquête qui dérange les services
L’affaire Albert Ebossé prend une tournure encore plus explosive lorsque le journaliste Hichem Aboud -citant des sources sécuritaires ayant accès directement au dossier, et des membres anonymes de la JSK- révèle que le footballeur aurait été victime d’une vengeance personnelle orchestrée par le Général Abdelhamid Ali Bendaoud, patron du contre-espionnage algérien. En cause : une relation amoureuse entre Ebossé et la fille du général, une liaison que ce dernier n’aurait jamais acceptée. Cette révélation fracassante pousse une équipe d’enquêteurs indépendants à obtenir les images de sa mort ainsi que son rapport d’autopsie, et à reconstituer, image par image, milliseconde par milliseconde, les vidéos du moment exact où Ebossé perd la vie.
Les images qui précèdent le drame sont édifiantes. On y voit Albert Ebossé, debout face aux tribunes, saluant calmement les supporters qui scandent son nom. Il sourit, leur adresse un geste de cœur avec les mains. À cet instant précis, il est totalement exposé, en pleine lumière. Si un projectile hostile devait le frapper, c’eût été là, en plein air. Mais il ne se passe rien. Aucun mouvement, aucune hostilité. Le danger ne vient pas du public. Il l’attend ailleurs.
Quelques moments après, Ebossé marche calmement, juste derrière son coéquipier Ali Rial (n°5), vers l’entrée du tunnel menant aux vestiaires — un passage étroit d’à peine trois mètres de largeur, à l’abri des jets de pierres, totalement occupé par six à huit agents des forces anti-émeutes et au moins deux autres policiers en uniforme. Aucun supporter, aucun civil ne sont visibles sur les images: uniquement des forces de l’ordre, boucliers en main, formant une masse compacte et étouffante. Les agents semblent étrangement agités : ils sautillent, agitent leurs boucliers, tournent la tête nerveusement de gauche à droite, comme s’ils tentaient de créer une illusion de chaos. Une agitation forcée, qui contraste fortement avec les images larges un stade calme. L’agitation était fabriquée. Et elle venait des forces de l’ordre.
Ebossé, pour ne pas perdre Ali Rial dans cette foule policière, pose sa main sur son dos. Mais le piège se referme. Un agent lui saisit violemment le bras gauche. Un autre s’interpose entre les deux joueurs. En à peine deux secondes, Ebossé est isolé, encerclé, compressé dans un corps-à-corps imposé. En une fraction de seconde, la suite s’enchaîne avec une rapidité glaçante : clé de bras, coup sec à la tête. Ebossé s’effondre aussitôt, foudroyé. Quelques secondes plus tard, deux joueurs de la JSK — Jugurtha Meftah (n°15) et Nabil Mazari (n°25) — le découvrent au sol, gisant, inerte.
La scène n’a rien d’un débordement, ni d’une échauffourée qui a mal tourné. C’est une opération militaire exécutée avec précision dans une agitation fabriquée. La coordination, la précision chirurgicale et le sang-froid absolu trahissent l’intervention de professionnels. Le chaos n’était qu’un théâtre, la couverture parfaite pour une exécution ciblée.
Plus troublant encore, l’enquête indépendante confirme, images claires à l’appui, la présence du Général-Major Abdelhamid Ali Bendaoud lui-même, alors chef du renseignement intérieur (DSI), à la morgue de Tizi Ouzou au moment du transfert du corps.
Alors, que faisait-il là ? Était-il présent dans l’exercice de ses fonctions officielles — pour gérer la mort d’un ressortissant étranger sur le sol algérien et veiller au transfert du corps vers l’hôpital militaire d’Aïn Naadja ? Ou bien supervisait-il, pour des raisons personnelles, le traitement post-mortem de l’homme qui avait une relation intime avec sa fille ? D’un point de vue strictement juridique, aucun lien direct ne relie à ce stade Abdelhamid Ali Bendaoud à l’acte d’assassinat. Cela reste vrai, à moins que :
- des témoignages de joueurs de la JSK n’attestent que des agents en uniforme ont bel et bien abattu et tué Albert Ebossé ;
- des témoignages de joueurs de la JSK ne confirment l’existence d’une relation entre Ebossé et la fille du général, et que ce dernier en avait connaissance ;
- des journalistes, membres du club ou témoins internes ne révèlent des actes délibérés de censure, d’obstruction ou de falsification de preuves médico-légales.
En l’absence de ces éléments, la présence du Général-Major Abdelhamid Ali Bendaoud pourrait s’interpréter comme relevant du protocole sécuritaire. Mais si ces preuves venaient à émerger — notamment dans le livre que Christophe Gleizes préparait — alors tout bascule. Et l’on sait combien les autorités militaires algériennes redoutent la force des mots imprimés, comme en témoignent les cas de Kamel Daoud ou Boualem Sansal. Il ne s’agirait plus d’une gestion administrative d’un incident sensible, mais d’une implication personnelle — exposée, documentée, et gravée noir sur blanc.
Christophe Gleizes revient en Algérie, en mai 2024. Son objectif est clair : couvrir les dix ans de la mort d’Albert Ebossé, mais surtout enquêter sur les circonstances du drame et rencontrer anciens joueurs de la JS Kabylie — des témoins — qui, depuis plus d’une décennie, n’ont jamais pris la parole publiquement. Leur silence prolongé reste l’un des verrous les plus opaques de l’affaire.
Son enquête s’arrête net devant le stade de Tizi-Ouzou, lieu du crime. Il est arrêté alors qu’il prenait des photos du stade. La symbolique est forte: son interpellation est un message à peine voilé envoyé par le contre-espionnage algérien à leurs homologues français: « la limite est là ».
Un prétexte pour faire taire un journaliste
En tentant de briser le mur du silence, Christophe Gleizes a franchi une ligne rouge de l’état profond algérien. Il ne s’agissait plus simplement d’enquêter sur des violences en milieu sportif, mais de s’approcher d’un dossier sensible au plus haut niveau de l’État : une affaire personnelle impliquant l’ex-patron du contre-espionnage algérien, le Général-Major Abdelhamid Ali Bendaoud, figure proche du Général Mohamed Mediène, alias « Toufik », incarnation de l’État profond algérien.
Dans ce contexte, l’accusation d’« apologie du terrorisme » apparaît comme un prétexte commode — une manœuvre de disqualification judiciaire visant à neutraliser un journaliste devenu trop gênant. Les échanges de Gleizes avec Aksel Bellabaci, dont la majorité remontent à une période antérieure au classement officiel du mouvement comme organisation terroriste, s’inscrivaient dans un cadre strictement journalistique. Pourtant, ces éléments ont été instrumentalisés pour monter un dossier à charge.
Le sort de Gleizes fait écho à celui d’autres journalistes qui, eux aussi, ont osé s’approcher trop près de la vérité. Mohamed Tamalt, l’un des premiers à évoquer la piste d’un homicide prémédité dans l’affaire Ebossé, est mort en détention en 2016, après plusieurs mois de coma. Son dossier médical reste verrouillé à ce jour.
La condamnation lourde de Christophe Gleizes ne relève donc pas de la justice, mais d’un mécanisme de dissuasion. Elle révèle comment le régime militaire algérien gère ceux qui tentent de dévoiler ce que l’état profond veut garder enfoui — les excès, les bavures, les crimes couverts par le renseignement. Le véritable « crime » de Gleizes n’est probablement pas d’avoir dialogué avec un militant kabyle, mais d’avoir voulu faire parler ceux qui savent comment Albert Ebossé est réellement mort : non pas frappé par une pierre, mais exécuté dans un tunnel, sur ordre du Général Abdelhamid Ali Bendaoud, alors chef du contre-espionnage.
Par: Abderrahmane Fares.