Par : Hichem ABOUD

Il appartient au cercle très restreint des écrivains algériens reconnus internationalement. Et pourtant, Boualem Sansal n’a jamais cherché la provocation, ni politique ni littéraire. Ses livres ont toujours été disponibles dans les librairies du pays. Mais en Algérie devenue massivement arabisée et lourdement analphabétisée le régime ne s’intéresse guère à la littérature, surtout lorsqu’elle est francophone. La critique du livre a disparu des médias, et aucune chaîne de télévision ne consacre la moindre émission au livre. La sécheresse intellectuelle s’est installée depuis longtemps avec elle, le silence.

Alors que « Houri », dernier roman de Kamel Daoud, autre écrivain algérien deux fois lauréat du Goncourt, servait de diversion via une polémique artificielle « secret médical », « atteinte à la vie privée » fabriquée par les services de renseignement pour agiter l’opinion, éclate soudain l’affaire Boualem Sansal. Un écrivain célébré à l’étranger mais ignoré dans son propre pays devient le centre d’une tempête politico-médiatique.

Le 16 novembre 2024, à 17h, à peine arrivé à l’aéroport d’Alger, il est intercepté par des agents en civil : cagoule sur la tête, menottes aux poignets, direction inconnue. Six jours durant, il disparaît. Six jours de néant. Six jours pendant lesquels l’État nie tout, tandis que ses proches cherchent en vain.

Mais le régime commet une erreur irréparable : quelques mois plus tôt, Sansal a acquis la nationalité française. Dès lors, l’affaire cesse d’être algérienne. Paris s’active. Le Quai d’Orsay presse. L’Élysée s’interroge. Berlin réagit. Bruxelles s’implique. Acculé, le régime algérien requalifie le kidnapping en arrestation légale. On invente alors des chefs d’inculpation grotesques : atteinte à la sûreté de l’État, intelligence avec l’étranger, dénigrement des institutions nationales.

On connaît la mécanique : on fabrique un ennemi. La procédure s’emballe. Détention préventive arbitraire. Puis sentence expéditive : cinq ans de prison.

Dès lors, l’affaire devient diplomatique. Le nom de Sansal circule dans les chancelleries. Les milieux intellectuels s’indignent. La presse européenne publie tribunes et appels. Le régime algérien, déjà isolé, s’enfonce dans le discrédit. Fidèle à sa posture, il tente de résister : Nous ne cédons pas ! C’est une affaire interne ! Nous n’acceptons aucune ingérence !

Mais la pression augmente. Elle devient frontale. Le président allemand Frank-Walter Steinmeier intervient personnellement auprès de Tebboune, invoquant la santé de l’écrivain, son âge, la dignité humaine et la honte attachée à son traitement. Washington observe avec froideur stratégique : maltraiter un vieil écrivain = désastre d’image. La France intensifie la pression diplomatique. Des tractations s’engagent dans l’ombre.

Le régime finit par céder. La « grâce présidentielle » tombe comme un vernis posé à la hâte sur une infamie qu’on cherche à maquiller. Officiellement pour raisons humanitaires. Officieusement par obligation.

La libération obtenue, vient le moment clé : l’apparition de Boualem Sansal sur France 2, le 23 novembre 2025. Amaigri, marqué, mais debout, digne, il parle d’une voix posée. Sans rage. Sans règlement de comptes. Ce soir-là, il ne dénonce pas il décrit.

Il raconte une détention « éprouvante mais révélatrice » et confesse que le plus insupportable n’était pas la privation de liberté physique, mais la volonté méthodique d’anéantir la pensée autonome. En Algérie, dit-il, écrire est devenu un acte suspect et lire, presque une insurrection.

Sans hausser la voix, il expose l’absurdité d’un État qui se prétend puissant mais qui tremble devant un livre, une idée, une phrase. Il remercie les soutiens français, allemands et européens. Son témoignage a la gravité d’une vérité nue sans haine, sans colère et c’est précisément cela qui le rend imparable.

Ce soir-là, Boualem Sansal n’a pas réglé des comptes. Il a montré l’étouffement. Il a nommé la peur. Il a désigné l’ennemi véritable du régime : la pensée.

En Algérie, beaucoup se réjouissent de sa libération et découvrent en même temps une vérité amère : l’indépendance arrachée au prix du sang a enfanté un régime qui a plongé le peuple dans une nuit d’oppression plus longue que celle du colonisateur. Le dire choque. Le constater s’impose.

Ce qui a sauvé Sansal n’est ni sa plume ni son prestige mais son passeport français. Sans cela, il serait encore détenu. Ou effacé.

La comparaison s’impose, brutale. Algérien sur sa terre natale : kidnappé, humilié, agressé, nié. Insulté publiquement traité de « bâtard » par le président, en direct, devant tout un pays. Ce jour-là, l’Algérie ne s’est pas déshonorée en tant qu’État mais en tant que civilisation en régression.

Français sur le sol français : protégé, défendu, accueilli. Le président de la République le soutient. L’intelligentsia se mobilise. Les institutions culturelles le reconnaissent. À l’Élysée, il est reçu à dîner avec son épouse. Un symbole. Un contraste. Un aveu.

Entre le Sansal algérien et le Sansal français, le verdict est cruel : ici, humiliation et violence ; là-bas, respect et considération.

Ce n’est pas la France qui a changé c’est l’Algérie qui s’est reniée.

Beaucoup d’Algériens refusent encore d’affronter cette évidence : leur pays est gouverné par des hommes qui ne lisent pas, qui haïssent la pensée, qui craignent la discussion, qui abhorrent la culture. Dans leur univers, le livre est une menace, la pensée un danger, l’intellectuel un ennemi.

L’affaire Sansal aura eu une vertu immense : elle a arraché le masque du régime. Elle a exposé sa nature brutale, son anti-intellectualisme maladif, son mépris de l’esprit.

Et l’ironie est totale : ce n’est pas un militant enflammé, ni un opposant tonitruant mais un homme calme, discret, presque fragile qui a fait vaciller leur façade. Il n’avait que ses mots pour arme. Et cette arme a suffi.

Parce qu’une sentence demeure : ce pouvoir ne craint ni les armées, ni les sanctions il craint les esprits libres. Il ne tremble pas devant la force il tremble devant la lumière. Et le jour où les Algériens se remettront à lire, penser, débattre, alors ce régime s’effondrera, comme s’effondrent toutes les tyrannies confrontées à la vérité nue.