En politique comme en affaires, certaines haines ne s’éteignent jamais. Abdelmadjid Tebboune en a fait la démonstration : la vengeance est un plat qui, en Algérie, se sert glacial. À travers l’effondrement méthodique de l’empire Cevital, c’est bien une revanche personnelle du chef de l’État qui s’exécute — implacable, chirurgicale.
Premier groupe privé d’Algérie, Cevital traverse une tempête sans précédent. En deux ans, le géant industriel a vu son chiffre d’affaires dégringoler de 40 %, conséquence directe d’une crise interne soigneusement orchestrée depuis les plus hautes sphères du pouvoir. À la manœuvre, l’ombre de Kamel Sidi Saïd, ancien communicant de Cevital devenu directeur général de la communication à la présidence de la République, pivot discret mais redoutable de la guerre d’usure engagée contre la famille Rebrab.
Tout commence avec un contentieux que le président Tebboune n’a jamais digéré : le refus d’Issad Rebrab de financer sa campagne présidentielle de 2019. Un affront, dans un système où les allégeances financières font office de viatique politique. Dès lors, le compte à rebours est lancé. La chute de Cevital devient une affaire d’État.
La justice comme bras armé
Le 18 mai 2023, le couperet tombe. Une décision judiciaire inédite interdit à Issad Rebrab d’exercer toute fonction commerciale, administrative ou de gestion au sein de l’entreprise qu’il a fondée. Une mesure d’une sévérité exceptionnelle, étendue à toutes les filiales du groupe, rendue publique le 26 mai après la fuite d’un document signé par le président de la Chambre nationale des notaires. La consigne : faire appliquer la décision sur tout le territoire.
Officiellement, Rebrab s’était retiré depuis juin 2022, laissant les rênes à son fils cadet, Malik, chargé de restructurer le mastodonte agroalimentaire. Mais la justice frappe fort, au-delà du symbole : elle met un terme à toute velléité de retour aux affaires. Pourtant, l’homme n’avait pas renoncé à tous ses projets. Le programme EvCon, centré sur la purification de l’eau — et à l’origine de ses démêlés judiciaires — lui tenait encore à cœur.
De Bouteflika à Tebboune : la même mécanique de harcèlement
La mise au ban d’Issad Rebrab n’a pas débuté avec Tebboune. Déjà, sous Bouteflika, il avait subi pressions, blocages, et obstacles administratifs. Mais avec l’ascension du général Ahmed Gaïd Salah en 2019, l’acharnement prend une autre dimension. J’avais personnellement alerté Issad Rebrab, à l’été 2019, qu’il allait être convoqué par la gendarmerie puis incarcéré. Incrédule, il m’avait rétorqué : « Je n’ai aucun problème avec ces gens-là. » Quelques heures plus tard, il était écroué à la prison d’El-Harrach, après une brève convocation à la brigade de Bab-Jedid à Alger.
Rebrab avait peut-être oublié ses propres paroles, notamment cette interview de septembre 2015 dans laquelle il évoquait sans détour les penchants pédophiles supposés du tout-puissant Ahmed Gaïd Salah, alors vice-ministre de la Défense. Une sortie qui, dans l’Algérie des généraux, ne reste jamais impunie.
Recomposition interne et règlements de comptes familiaux
Le 3 juillet 2025 marque un nouveau tournant : Omar Rebrab, responsable des filiales automobile et immobilière, est convoqué par un procureur à Alger. Il se voit interdire l’accès au siège du groupe, ainsi que toute fonction exécutive. Cette mise à l’écart survient à peine quatre mois après une audition par la DGSI, suivie d’une interdiction de quitter le territoire. Une mécanique répressive qui rappelle les mesures infligées à son père en mai 2023, accusé de transferts illicites de fonds, de blanchiment et de fausses facturations dans une affaire à 81 millions d’euros impliquant des filiales en France et en Italie.
Issad Rebrab, placé sous contrôle judiciaire et privé de toute autorité sur Cevital, se retrouve écarté du groupe qu’il a bâti pierre après pierre. Jamais dans l’histoire de l’Algérie économique un chef d’entreprise de cette envergure n’avait été ainsi dépossédé de son propre empire.
Le règne de Malik Rebrab… sous influence
Pour la première fois depuis la création de Cevital en 1971, le pouvoir effectif n’est plus entre les mains du duo fondateur, Issad et son fils aîné Omar. C’est Malik Rebrab, PDG depuis juin 2023, qui tient désormais les rênes, avec l’appui de ses frères Salim, Yassine, de sa sœur Lynda… et surtout d’un soutien décisif au sommet de l’État. Le clan présidentiel, à travers Kamel Sidi Saïd, veille à la manœuvre. La recomposition interne est aussi politique que familiale.
Mais ce virage stratégique ne suffit pas à enrayer la descente aux enfers. Le chiffre d’affaires du groupe est passé de 2 milliards d’euros en 2022 à 1,2 milliard en 2024. Une chute brutale de 40 %, malgré la levée des blocages hérités de l’ère Bouteflika. L’usine de trituration des graines oléagineuses de Béjaïa, censée garantir l’autosuffisance en huile alimentaire et soutenir les exportations, reste partiellement opérationnelle.
Inaugurée en grande pompe fin mai 2023, quelques jours après la mise en examen d’Issad Rebrab, l’unité peine toujours à atteindre sa pleine capacité, en dépit des promesses.
Un empire en péril, 18 000 emplois en jeu
Aujourd’hui, Cevital, fleuron historique du capitalisme familial algérien, se trouve fragilisé comme jamais. Sa gouvernance vacille, ses relais politiques s’effritent, et son avenir industriel est en suspens. Derrière la vendetta froide d’un président offensé, c’est un pan entier de l’économie algérienne qui menace de s’effondrer. Avec lui, quelque 18 000 emplois.
Plus qu’un simple conflit d’intérêt ou une querelle de pouvoir, c’est le sort d’un modèle économique, fondé sur l’initiative privée et la résilience entrepreneuriale, qui se joue dans le huis clos des salons présidentiels.