Kahina, la reine guerrière des Aurès : entre légende et résistance

Par : Hichem ABOUD
Figure emblématique de la mémoire berbère, Dihya, plus connue sous le nom de Kahina – la « prophétesse » en arabe – incarne la résistance farouche des peuples autochtones d’Afrique du Nord face à la conquête musulmane du VIIe siècle. Reine des Aurès, cette région montagneuse de l’Est algérien, elle fut à la tête d’un soulèvement historique contre les armées du califat omeyyade. Son destin, entre faits historiques et récits légendaires, fait aujourd’hui d’elle un symbole puissant d’héroïsme et d’émancipation.
Une cheffe de guerre face à l’expansion omeyyade Fille de Thabet, chef de la tribu des Djéraoua, fille de Tabet, Dihya accède au pouvoir vers l’an 680. À la mort du chef Aksil plus connu sous le nom de Koceila, qui avait tenté lui aussi de s’opposer à la poussée arabe, Kahina prend la tête de la résistance amazighe. Sa notoriété dépasse alors les montagnes des Aurès : elle devient l’âme d’un combat pour la terre, la liberté et l’identité.
Selon Zineb Ali-Benali, historienne et professeur des universités algérienne, Dihya aurait réussi, en son temps, à unifier Tamazgha (la Berbérie). Tout en insistant sur ses qualités de chef militaire, elle indique que cette reine berbère figure « parmi les rares femmes au parcours politique aussi exceptionnel »
De nombreuses romancières et essayistes féministes se sont approprié la figure de la Kahina pour sa charge symbolique, la décrivant comme l’une des premières féministes de l’Histoire.
Les mouvements berbéristes la considèrent comme une icône de l’amazighité. Elle est également une figure historique et identitaire des Chaouis ainsi que des Berbères en général.
Kahina, la stratège des Aurès face à l’Empire omeyyade
Après la mort du chef Koceila, tombé dans la lutte contre les Omeyyades, c’est Kahina qui prend le flambeau de la résistance berbère. Vers 688, elle devient la cheffe de guerre des tribus de l’Aurès, guidée par un sentiment de révolte profond, comme le rapporte l’historien Al-Waqidi : « Elle se souleva par indignation après la mort de Koceila. » Dès lors, la confrontation avec les troupes du califat omeyyade devient inévitable.
En 698, le général Hassan Ibn Numan, gouverneur d’Égypte, entame une vaste offensive au Maghreb. Il prend Carthage, s’empare de plusieurs cités et s’installe à Kairouan. Là, il interroge ses conseillers pour savoir qui détient le plus de pouvoir dans la région. La réponse est sans équivoque : « C’est Kahina, la femme qui règne sur les Berbères et les Byzantins. »
Alertée des mouvements de l’armée omeyyade, Kahina prend les devants. Elle marche sur Baghaï, redoutant que la cité ne serve de base stratégique à l’ennemi, et ordonne sa destruction. Hassan, de son côté, avance jusqu’à l’oued Nini — ou selon d’autres sources, jusqu’à l’oued Meskiana — où il fait halte pour ravitailler ses troupes.
Les deux armées campent de part et d’autre de la vallée. Kahina profite de la nuit pour tendre une embuscade, dissimulant une partie de ses troupes dans la montagne et cachant l’autre derrière sa cavalerie et des troupeaux de chameaux. À l’aube, lorsque les soldats arabes lancent leur attaque, ils sont pris dans un déluge de flèches. Puis surgit la cavalerie berbère, qui décime les troupes omeyyades dans ce qui deviendra la légendaire « bataille des chameaux ». Les survivants sont poursuivis jusqu’à Gabès, et Hassan se replie en Cyrénaïque, où il restera bloqué plusieurs années.
La fatidique stratégie de la terre brûlée
Cette victoire retentissante, que les chroniqueurs musulmans appellent « Nahr Al-Bala », littéralement la « rivière des épreuves », permet aux Berbères de reprendre le contrôle de l’Ifriqiya. Un grand nombre de prisonniers sont capturés par Kahina, qui choisit de les libérer, à l’exception de Khalid Ibn Yazid, neveu du général Hassan.
Mais Kahina, fine stratège, sait que cette victoire n’est que temporaire. Convaincue que les Omeyyades reviendront, elle adopte alors une politique de terre brûlée, détruisant les terres cultivables et les ressources pour dissuader les envahisseurs de s’installer. Cette stratégie, bien que logique sur le plan militaire, lui aliène une partie de son peuple, notamment les sédentaires et les habitants des oasis, qui voient leurs moyens de subsistance ruinés.
Malgré les tensions internes, Kahina établit un royaume indépendant qui s’étend des montagnes de l’Aurès jusqu’aux portes du désert, notamment les oasis de Ghadamès. Entre 695 et 700 (ou 702), elle règne sur ce territoire berbère sans, semble-t-il, commettre d’actes de représailles contre les musulmans. Les sources arabes restent toutefois silencieuses sur les détails de son gouvernement.
Le retour de Hassan Ibn Numan et la fin annoncée
En 702, le général Hassan revient avec une armée renforcée par le calife Abd al-Malik, bien décidé à reprendre l’Ifriqiya. Il entame sa reconquête par la soumission de Gabès, le Nefzaoua et Gafsa, balayant un à un les bastions berbères. La chute de Kahina est désormais inéluctable.
Vers 695, ses troupes infligent une lourde défaite aux forces d’Hassan Ibn al-Nu’man, général du califat omeyyade. Cette victoire contraint temporairement les Arabes à battre en retraite. Pendant plusieurs années, Kahina aurait même exercé son autorité sur une vaste portion de l’Ifriqiya, territoire correspondant à l’actuelle Tunisie.
Mais l’équilibre des forces finit par tourner. En 701 ou 702, les armées omeyyades reviennent en force. Kahina est vaincue lors d’une bataille dont les récits situent le théâtre aux alentours de la ville de Bir-El-Ater dans l’actuelle wilaya de Tébessa, à la frontière algéro-tunisienne. Elle meurt au combat, marquant la fin d’une ère de résistance, mais le début d’un mythe.
Une identité religieuse disputée
L’un des mystères qui entoure Kahina réside dans son appartenance religieuse. Selon les sources, elle aurait été juive, chrétienne, animiste, voire zoroastrienne. Les chroniqueurs anciens divergent sur ce point, et aucune preuve formelle ne permet de trancher. Ce flou contribue à renforcer son aura de personnage mythique, ancré dans les multiples strates spirituelles de l’Afrique du Nord préislamique.
Selon certaines traditions orales transmises de génération en génération, la Kahina, avant sa mort, aurait adressé à ses fils un ultime conseil : se convertir à l’islam pour survivre. Un geste pragmatique, dicté non par renoncement, mais par instinct de préservation et lucidité politique. Ses fils auraient suivi cette voie, intégrant par la suite les rangs des troupes omeyyades, dans une tentative de compromis avec la nouvelle réalité du pouvoir.
Elle, en revanche, refusa toute reddition. La légende raconte qu’au moment de sa capture imminente, elle rejeta la conversion et déclara, avec une fierté inébranlable : « La reine est celle qui sait comment mourir. »
Refusant de se livrer à l’ennemi ou de renier sa foi, sa culture ou son combat, elle aurait choisi de mettre fin à ses jours, se jetant dans un puits pour mourir libre, fidèle à elle-même, et souveraine jusqu’au bout.
Ce récit, entre mythe et mémoire, illustre la profondeur tragique et héroïque du personnage. Par ce geste, la Kahina s’élève au rang des figures historiques dont la mort devient un acte politique, un dernier cri de dignité face à l’histoire en marche.
De sorcière à héroïne : une réhabilitation historique
Longtemps diabolisée dans la tradition arabo-musulmane, où elle est parfois décrite comme une sorcière ou une ennemie acharnée de l’islam, Kahina a fait l’objet d’une réévaluation par les historiens modernes. Des chercheurs comme Gabriel Camps, Charles-André Julien ou encore Mohamed Chafik ont contribué à la replacer dans son contexte historique, culturel et géopolitique.
Elle est aujourd’hui célébrée comme une figure majeure de l’histoire amazighe, notamment en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Pour de nombreux Amazighes, elle incarne la résistance à l’oppression, la défense de la terre et la fierté d’un peuple enraciné.
Une icône féminine intemporelle Au-delà du symbole politique
Kahina demeure une figure féminine d’une rare puissance. Cheffe militaire, stratège, souveraine, elle défie les normes de son époque et impose le respect. Dans une région marquée par des siècles de matriarcat, elle offre un modèle historique fascinant : celui d’une femme libre, combative, influente, capable de rallier un peuple et de tenir tête à un empire.
Sources et légendes croisées Les principales références à Kahina proviennent des auteurs reconnus comme Ibn Khaldoun au XIVe siècle ou Al-Maliki, qui livrent des versions parfois contradictoires. Si leur regard est souvent teinté de prisme idéologique, il demeure précieux pour saisir l’importance historique du personnage. Les historiens contemporains, quant à eux, s’appuient sur l’archéologie, les récits croisés et l’analyse critique pour reconstituer son parcours.
Un héritage vivant Aujourd’hui encore, la figure de Kahina résonne dans les mémoires collectives du Maghreb. Elle inspire écrivains, artistes, militantes et militants de la cause amazighe, mais aussi toutes celles et ceux qui voient en elle l’incarnation d’une lutte intemporelle pour la dignité, l’autonomie et la liberté.
La Kahina réhabilitée : un symbole amazigh qui renaît dans les cœurs et l’espace public
Elles sont aujourd’hui des milliers, voire des millions, à porter fièrement les prénoms Kahina ou Dihya à travers le Maghreb. Ce choix n’est pas anodin : il traduit un puissant acte d’affirmation identitaire de familles amazighes qui revendiquent avec fierté leur appartenance culturelle et leur mémoire historique. Depuis une trentaine d’années, cette dynamique prend de l’ampleur, et le prénom de la célèbre reine guerrière des Aurès est devenu un véritable étendard symbolique.
Longtemps marginalisée, voire effacée des manuels scolaires, la figure de la Kahina connaît depuis les années 1990 une véritable réhabilitation populaire et institutionnelle. L’un des signes les plus marquants de cette reconnaissance est l’érection d’une statue à son effigie au cœur de la ville de Khenchela, dans l’est algérien, non loin des terres qu’elle avait autrefois défendues.
Mais ce retour en grâce ne date pas d’hier. Il trouve ses racines dans les mouvements culturels amazighs des années 1980. À cette époque, alors que le pouvoir central algérien refusait encore de reconnaître pleinement l’identité berbère, le groupe chaoui « Les Berbères » de la ville d’Oum-El-Bouaghi, mené par Djamel Sabri, alias Joe, chantait déjà « Yemma El-Kahina ». Un hymne de défiance, un cri de ralliement, une manière de raviver une mémoire longtemps étouffée.
La reconnaissance gagne un cran en 1991, lorsque la télévision publique algérienne diffuse un documentaire réalisé par Belkacem Ouahdi, intitulé « Djeminet El-Kahina ». Ce film prend pour point de départ un monument historique : une tour massive de près de cent mètres de haut, considérée comme le dernier bastion de la reine berbère. De son sommet, dit-on, Kahina pouvait observer l’arrivée des troupes ennemies et organiser ses contre-offensives avec la précision d’une stratège hors pair.
À travers ces gestes – noms donnés aux enfants, chansons engagées, monuments élevés, documentaires diffusés – la mémoire de la Kahina s’est réinstallée dans le paysage maghrébin, non plus comme une ennemie de la conquête, mais comme une héroïne de la résistance, une femme libre, une souveraine amazighe célébrée par les peuples qu’elle a défendus.
Kahina, statue brûlée, mémoire vivante
En 2003, une statue à l’effigie de Kahina, la reine berbère emblématique de la résistance aux Omeyyades, fut érigée à Baghaï, dans la wilaya de Khenchela, à l’initiative de l’association « Aurès El Kahina », fondée au début des années 1990 par Bachir Aguerrabi, architecte et militant infatigable de la cause chaouie. Ce monument, dressé en plein cœur des Aurès, visait à honorer la mémoire d’une figure centrale de l’identité amazighe et à rétablir une part effacée de l’histoire de la région.
Mais dans la nuit du 13 août 2016, des mains criminelles ont incendié la statue. Un acte lâche et profondément symbolique, qui ne visait pas seulement une œuvre d’art, mais bien l’histoire, la mémoire et la dignité d’un peuple tout entier. Ce crime, commis par des individus aveuglés par l’ignorance et la haine, n’a jamais été revendiqué. L’absence de courage des auteurs reflète l’ampleur de leur vide intellectuel.
Pourtant, la réponse ne s’est pas fait attendre. Deux jours à peine après l’attentat, une vingtaine de jeunes Chaouis, arborant fièrement les couleurs amazighes, se sont rassemblés sur les lieux. Pendant les journées de dimanche et lundi (15 et 16), ils ont nettoyé, restauré et redonné vie à la statue de leur reine, vêtus de T-shirts ornés du sigle ⵣ, symbole de la liberté et de la résistance amazighe. Ce geste spontané et collectif a réaffirmé, mieux que tout discours, que la Kahina ne mourra jamais tant que ses enfants défendront sa mémoire.
Kahina, femme libre sur une terre ancestrale
Ce rappel historique ne serait pas complet sans souligner une évidence souvent négligée : Kahina était une femme. Une femme chef de guerre, stratège, visionnaire, souveraine. Elle n’a pas seulement combattu pour libérer Tamazgha de l’envahisseur. Elle s’est levée pour affirmer la place des femmes amazighes dans une société qui, dès lors, ne pouvait plus les ignorer.
Pourtant, des siècles après sa mort, le constat est amer. La place de la femme amazighe dans les sphères politique, sociale ou culturelle reste largement reléguée. Les discours qui exaltent le courage de Kahina deviennent creux si les Amazighs d’aujourd’hui ne s’engagent pas concrètement à restituer à leurs mères, sœurs et filles la dignité et les droits que leur histoire légitime.
Honorer Kahina, ce n’est pas seulement restaurer une statue brûlée, c’est réhabiliter le rôle de la femme amazighe dans Tamazgha, ce territoire ancestral qu’elle a défendu jusqu’à la mort. C’est faire en sorte que chaque petite fille portant son nom grandisse dans un monde où son héritage est une force, pas un souvenir figé dans la pierre.