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Écrivains du sérail : quand le régime algérien se fabrique des intellectuels sur mesure

Le lundi 19 mai 2025, Abdelmadjid Tebboune déroule le tapis rouge à l’écrivain Mohamed Moulessehoul, plus connu sous son nom d’auteur Yasmina Khadra. Accueil fastueux, photos officielles, honneurs d’État, diffusion en boucle sur les chaînes publiques : rarement un auteur algérien francophone, installé en France et publié par des maisons parisiennes, n’a été aussi spectaculairement célébré par le régime.

Par Moulay Abdeljalil Dali Essakali*

À peine deux mois plus tard, le 28 juillet, la scène se répète à l’identique. Même décor, mêmes caméras, même rituel. Seule différence : l’invité n’est plus Khadra, mais Rachid Boudjedra, son aîné, figure marquante des lettres algériennes. Après la réception, une série d’interviews est méticuleusement orchestrée dans les médias publics et privés, où l’auteur de « L’Escargot entêté » s’exprime abondamment, entre souvenirs littéraires et déclarations de loyauté à l’égard du pouvoir.

Une récupération culturelle à visée politique

Derrière cette effusion apparemment culturelle, c’est un symbole politique fort qui s’impose. Le pouvoir algérien remet en scène un personnage d’Ancien Régime : le bouffon du roi. Celui à qui l’on permet d’exister dans l’espace public à condition de ne jamais remettre en cause le trône. Ces écrivains décorés, cités et surexposés sont tolérés tant qu’ils ne dérangent pas.

Ce contraste devient criant lorsque l’on considère le sort réservé à d’autres voix littéraires. Boualem Sansal, intellectuel respecté au regard acéré sur l’autoritarisme algérien, est aujourd’hui emprisonné. Kamel Daoud, auteur de renommée internationale, fait quant à lui l’objet de deux mandats d’arrêt internationaux. Leur seul tort ? Avoir exprimé, à haute voix, une pensée libre.

Le message du régime est clair : il tolère les écrivains, à condition qu’ils ne soient ni critiques ni subversifs. Mieux encore, il les utilise comme vitrines d’une Algérie fictive — cultivée, ouverte, moderne — tout en poursuivant sa répression contre les véritables voix dissidentes.

Éloge de la soumission littéraire Yasmina Khadra n’en est pas à sa première révérence au pouvoir. Sous le règne de Bouteflika, il avait déjà accepté la direction du Centre culturel algérien à Paris, poste diplomatique chargé de vendre l’image d’un régime contesté. Quant à Rachid Boudjedra, il franchit un pas de plus dans la compromission, s’érigeant en procureur d’une justice politique, en insultant publiquement ses confrères emprisonnés ou traqués.

Dans une interview accordée à la télévision d’État peu après son entrevue avec Tebboune, Boudjedra lâche :

« Je l’ai dit au président : cet écrivain est malade. Quand il a exposé sa théorie, j’ai beaucoup regretté. C’est très grave. Mais ce sont des gens que le temps finira par effacer. » Les propos visent directement Boualem Sansal, que l’auteur de « La Répudiation » considère comme un intellectuel déviant.

S’agissant de Kamel Daoud, Boudjedra ravive une polémique datant de 2010, lorsqu’il s’était opposé à une caravane culturelle organisée par l’ambassade de France en hommage à Albert Camus, et dans laquelle Daoud était impliqué. Camus, qualifié de « réactionnaire colonialiste » par ses détracteurs, devient le prétexte d’une chasse aux sorcières idéologique. Pour Boudjedra, les écrivains comme Daoud sont « des opportunistes atteints du complexe du colonisé », invoquant Frantz Fanon et Ibn Khaldoun comme caution intellectuelle.

Littérature neutralisée, régime légitimé

Certes, ni Khadra ni Boudjedra ne sont des imposteurs. Leur œuvre mérite, à bien des égards, l’attention. Mais leur silence sur les exactions du régime, leur alignement flagrant sur une autorité en quête de légitimité et leur hostilité envers les auteurs persécutés les réduisent peu à peu à des rôles de courtisans. Des écrivains d’apparat, décoratifs et dociles, que l’histoire retiendra peut-être moins pour la puissance de leurs romans que pour leur soumission politique.

Pendant que les écrivains de cour sont décorés, les écrivains de combat sont menacés. La littérature algérienne, naguère rebelle, est sommée de choisir : la parole ou le privilège. Dans l’Algérie officielle de 2025, la création littéraire est autorisée — à condition de ne pas être libre.

*Avocat au barreau de Lille

 

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