Par : Khaled Boulaziz
La disparition d’Ahmed Taleb Ibrahimi marque la fin d’un cycle : celui des bâtisseurs intellectuels de l’État algérien, issus à la fois du feu de la guerre et des lettres de la modernité. Il appartenait à cette génération qui croyait possible de réconcilier la foi, la raison et la souveraineté, sans céder ni à l’aliénation coloniale ni à la crispation identitaire. Sa trajectoire, sinueuse et fière, retrace les contradictions d’une nation oscillant entre l’idéal d’une renaissance culturelle et les impasses d’un pouvoir militarisé.
Formé dans les amphithéâtres parisiens avant d’être jeté dans les prisons coloniales, Taleb Ibrahimi incarne la matrice du nationalisme éclairé. Son itinéraire, de l’Union générale des étudiants musulmans algériens à la haute administration du jeune État, résume le passage brutal d’un combat libérateur à une construction d’État autoritaire. Le médecin devenu ministre croyait à la pédagogie de l’émancipation par la culture et la langue. Il fit de l’éducation l’arène centrale où se jouait la souveraineté intellectuelle du pays.
Son arabisation, souvent caricaturée par ses détracteurs, n’était pas qu’une politique linguistique : c’était un acte de refondation symbolique. Pour lui, reprendre possession de la langue revenait à reprendre possession de soi. Il voyait dans l’arabe un véhicule d’identité, non un instrument d’exclusion. Mais l’application mécanique de ce projet, dépourvue de la souplesse qu’exigeait la diversité algérienne, transforma une intuition culturelle en rigidité bureaucratique. En cela, son œuvre éducative fut à la fois fondatrice et inachevée.
Car Taleb Ibrahimi était trop lucide pour ignorer les fractures de sa société. Issu du courant réformiste de l’Association des Oulémas, il savait que la renaissance ne pouvait s’imposer par décret. Plus tard, dans ses mémoires, il eut le courage rare de reconnaître l’erreur historique d’avoir marginalisé la dimension amazighe. Cette autocritique — rare chez un homme d’État de son rang — témoignait d’une conscience morale supérieure à l’orthodoxie politique. Il appartenait à cette lignée d’intellectuels qui savaient douter d’eux-mêmes sans trahir leurs idéaux.
Mais c’est dans les ombres de la détention, non dans la lumière des tribunes, que se forgea le destin intérieur de Taleb Ibrahimi. Dans une confession bouleversante faite à Ahmed Mansour, il avoua avoir songé au suicide, brisé par les sévices endurés dans les geôles de Ben Bella. Le médecin des âmes avait voulu s’effacer du monde. Lui, le fils du grand réformiste, l’élève de la foi et de la dignité, avait été réduit à l’état de spectre. On le suspendait entre la vie et la mort, entre la fidélité au père et la trahison d’une révolution dévorée par ses propres enfants. Il évoquait ces nuits d’humiliation où la lumière du néon devenait une épée, où chaque cri arraché dans la cellule voisine semblait une prière inversée. Il confia que, face à cette abjection, il pensa mettre fin à sa vie, non par faiblesse, mais par refus d’assister à la profanation du rêve national. Ce moment de désespoir, transfiguré par la pudeur de sa parole, éclaire la profondeur tragique de son humanisme : il n’avait pas seulement souffert pour l’Algérie, il avait souffert d’elle.
Dans les années Boumediene, il devint l’un des visages les plus raffinés du régime. Il incarnait l’aile lettrée du pouvoir, celle qui croyait encore possible une synthèse entre authenticité nationale et ouverture universelle. Son arabisme n’était pas celui des doctrinaires mais celui des humanistes : il y voyait une voie de civilisation, non un enfermement. Ministre de la Culture, il chercha à faire dialoguer le patrimoine arabo-musulman et les exigences du progrès. Son arabité n’excluait ni la science ni la modernité — mais le système qu’il servait, structuré par la verticalité militaire, ne supportait pas la dialectique des nuances.
Lorsque la révolte d’Octobre 1988 mit fin à l’illusion d’un consensus national, il choisit la rupture. Son refus de cautionner la répression fut un geste d’éthique politique rare. Alors que tant d’autres se drapaient dans la raison d’État, il préféra la solitude à la compromission. Dès lors, il devint la voix d’un dialogue proscrit : celle d’une réconciliation nationale fondée non sur la vengeance, mais sur l’écoute. Au cœur de la décennie sanglante, il osa dire que la paix exigeait d’inclure toutes les sensibilités, même celles du courant islamiste honni.
Cette position courageuse lui valut d’être diabolisé : « islamiste en costume-cravate », disaient ses adversaires, incapables de comprendre que la démocratie algérienne ne pouvait renaître que d’une reconnaissance mutuelle. En 1995, lorsqu’il signa le contrat de Rome appelant à une issue politique, il fut voué aux gémonies par le régime. Mais l’histoire lui a donné raison : l’exclusion du dialogue ne fit qu’approfondir la tragédie nationale.
Son rapport à Bouteflika fut celui d’un esprit libre face à un prince sans vision. Il connaissait le personnage depuis les premières années du pouvoir et voyait en lui la dérive de toute une génération : le glissement de l’élan révolutionnaire vers le calcul personnel. Ses jugements sur le règne de Bouteflika, empreints de sévérité mais aussi de tristesse, disent tout de la déchéance d’un système qui avait confondu continuité historique et stagnation morale.
Dans sa retraite, Taleb Ibrahimi garda la dignité des vaincus de l’intérieur. Il n’était ni exilé ni domestiqué : simplement fidèle à une idée de l’Algérie que le pouvoir n’a jamais su incarner. Ses interventions tardives, souvent empreintes de mélancolie, témoignaient d’un patriotisme exigeant, d’une foi dans la jeunesse et d’une douleur devant la confiscation du rêve initial. Lorsqu’il salua le Hirak de 2019, il y vit le signe d’une relève spirituelle : celle d’une génération refusant la corruption sans renier ses racines.
Son œuvre mémorielle reste l’un des rares témoignages de l’intérieur d’un demi-siècle d’histoire nationale. Ses Mémoires d’un Algérien sont un miroir tendu à la conscience du pays : un récit sans amertume, mais nourri de la lucidité d’un homme qui sut mesurer le prix de la liberté et celui de la fidélité. Dans un pays où le pouvoir politique efface ses penseurs pour mieux régner, Taleb Ibrahimi représente l’archétype de l’intellectuel d’État trahi par l’État lui-même.
Sa mort ne clôt pas seulement un destin individuel : elle referme une époque. Celle où la politique pouvait encore se confondre avec la morale, où servir la patrie signifiait la comprendre. Taleb Ibrahimi n’a pas résolu la tension entre authenticité et universalité ; il l’a habitée, comme on habite une blessure. C’est peut-être là son véritable héritage : rappeler qu’aucune modernité n’est durable sans enracinement, et qu’aucune identité n’est vivante sans ouverture.
En ces temps d’amnésie organisée, son parcours offre à l’Algérie une ultime leçon : la fidélité aux principes n’est pas une posture d’orgueil mais un acte de résistance. Il fut de ceux qui ne changèrent ni de langue ni d’âme, et c’est pour cela que son silence désormais pèse plus que les discours de tous les puissants réunis.